RUBBLE Vol.3 – Nightmares in Wonderland

Chasse au Snark

Si, aux dires d’Edgar Poe, notre vie n’est rien d’autre qu’un rêve à l’intérieur d’un rêve, alors l’écoute du troisième Rubble va relever de l’expérience non seulement sensitive, mais encore poétique, existentielle, voire métaphysique.

Un coup d’œil au sommaire convaincra des périls encourus :

The Brain: “Nightmares In Red”
Focus Three: “10.000 Years Behind My Mind”
The Pretty Things: “Talkin’ About The Good Times”
Bamboo Shoot: “Fox Has Gone To Ground”
Wild Silk: “Visions In Plaster Sky”
Mark Writz: “He’s Our Dear Old Weather Man”
Lemon Tree: “William Chalker’s Time Machine”
Koobas: “Barricades”
Aquarian Age: “10.000 Words In A Cardboard Box”
The Pretty Things: “Mr Evasion”
The Executive: “Gardena Dreamer”
The Chances Are: “Fragile Child”
Ipsissimus: “Hold On”
Edwick Rumbold: “Shades Of Grey
Tomorrow: “Revolution”

À nous qui nous prélassions dans la volupté des étoffes de Pop-Sike Pipe-Dreams, Nightmares in Wonderland relate la lutte contre le Jabberwock. On a troqué les fées contre les farfadets. De loin le plus carrollien, ce volume se signale par une atmosphère générale de douce folie débridée. Dans ce labyrinthe escherien, les groupes déploient une diversité instrumentale sans égal, et emboîtent les chorus et les orchestrations les plus disparates avec un brio déconcertant. À ce titre, c’est l’un des Rubble les plus remarquables de cohérence générale, et l’on retrouvera rarement un tel niveau d’ensemble par la suite. Mock-opéra par un Peter Pan cyberpunk, une théorie de symphonies-bouffe pour orchestres/kaléidoscopes malades sonne l’ouverture de la chasse au Snark.

Une poignée de clinquants tubes freak-soul mods égarés sur le chemin craquent eux-mêmes vers la névrose par toutes les coutures. Bamboo Shoot sur un riff net et majestueux narre d’une voix vibrante un beau conte beat aux enfants sous hypnose que nous sommes, « Fox Has Gone To Ground ». Les morceaux plein d’assurance des Penny PeepsThe Chances Are ou d’Edwick Rumbold, n’auront rien fait pour leur notoriété commerciale, mais combleront d’aise les amateurs d’art anglais. Même la reprise de « Hold On » vaut finalement le détour. Les voix de fausset et la wah-wah des judicieux inconnus d’Ipsissimus caparaçonnent l’hymne de la très belle Sharon Tandy d’une armure assez sexy, quasi heavy-psych à l’avance. Mais attention : on ne danse pas longtemps sans soupçonner que la fête est piégée.

« On confondait aussi Beaupré et Gouvernail  »

1. GROTESQUES

Écouter Nightmares in Wonderland, c’est ouvrir la boîte de Pandore du psychédélisme 1967-69. The Brain (futur King Crimson, moins Robert Fripp) se paye pas mal la fiole du romantique Caspar David Friedrich (selon ses conseils : pour apprendre à peindre, fermez les yeux, et ouvrez l’œil intérieur) : « Close my eyes / What do I see ? / The back of my eyelids… » Baba Yaga ronfle, aux aguets. On n’aurait donc rêvé meilleure intro que ce « Nightmares In Red », nursery rhyme en forme de concerto pour jolies Parques et gnomes électro-cacophoniques. Plus loin, des cousins germains de The Move, Lemon Tree, rendent hommage à la “William Chaulker’s Time Machine”. Mary Poppins a épousé le Capitaine Crochet, ils dansent le boogaloo, mais Nemo s’éclate à martyriser une fuzz innocente. Côté cour, côté jardin, où se trouve l’issue de ce théâtre d’ombres ? Soudain, fusent de partout les facéties de rondes de bambins échevelés: c’est Mark Writz qui régale (si, si, le producteur qui embauchait Keith West pour un Teenage Opera hélas inabouti, dont ne demeurera guère que le somptueux « Kid was a Killer » sur Pop-Sike Pipe-Dreams) et dirige la valse des colifichets et sucres d’orge sur “He’s Our Dear Old Weather Man”.

2. DIX MILLE STUPEURS

“10.000 Years Behind My Mind”, beaucoup plus dramatique, fait claquer des basses et pleurer des violons solennels, jusqu’à ce que des choristes possédés par les sorcières de Macbeth volent en déplorations funèbres. Vapeurs d’absinthe, prestiges troubles de cauchemars chez la Reine de Pique ; sur les traces des occultes Focus Three, les cailloux du Petit Poucet disparaissent dans des brumes grises. Mais par-delà les horizons de cobalt, d’obliques litanies sectaires nous angoissent : Twink, ce nom ne vous dit rien ? Aquarian Age, une de ses formations d’un jour,impressionne par ses arrangements subtils et anxieux, ses cordes et ses cuivres paranoïaques et fanfarons, ses chœurs changeants – souveraine version victorienne de « 10.000 Words In A Cardboard Box » qu’on se permettra même de préférer à celle de la compile venue de Labroke Grove, Cries From The Midnight Circus. Décidément, les silves étouffantes que nous traversons à l’écoute de ce disque sont empoisonnées par les relents mystiques de cloaques secrets. Nos contrées du rêve s’avéreraient-elles quelque cauchemar gnostique ? Gare! Gare! Le Jabberwock, mon fils!

3. FUSEE 

Mais tout n’est pas aussi sombre. Les perspectives interstellaires ne sont pas condamnées. « Visions In A Plaster Sky », superbe folk-pop onirique, traverse la stratosphère grâce à Wild Silk, à qui Ray Davies eut le goût d’accorder une paire de chansons. Les encore et toujours vifs et célestes Pretty Things nous invitent à parler nostalgie en prenant le thé avec « Mr Evasion », personnage conceptuel bien plus haut en couleurs que le Sergent Poivre. Rien n’égale, est-ce utile de le redire, leur splendeur. Enfin, chacune des faces du disque est close, ou plutôt fracassée, par un grand moment. Face A, « Barricades » montre à leur sommet ceux qui font sonner le tonnerre à l’assaut des Beatles : les Koobas enfilent leurs futals à fleurs provo. Entretemps, Twink, encore lui, prête main forte : Re-vo-lu-tion–NOW ! Tomorrow en effet sacre la face B par une sorte de protéiforme poème automatique fouetté à la guitare à effets, ludique apocalypse pop. Re-vo-lu-tion-NOW !

Nul ne sortira indemne de Nightmares In Wonderland, collection sulfureuse de psychoses miniatures ; distordu, cocasse et cacophonique monde à part ; unique, même au sein de l’étonnante ribambelle Rubble, et pour tout dire l’un de nos favoris. Nous autres, fin-de-siècle anémiés, piteux festivistes moqués par Philippe Muray, avons de fortes leçons à retenir de ce disque majeur. Nos châteaux de cartes croulent bien souvent en utopies morbides. Mieux vaut encore peupler le Pays des Merveilles de figures grimaçantes.

Sous un arc-en-ciel inverti, tout peut arriver. N’oubliez pas votre épée vorpaline.

 

 

Tracklisting :

1. The Brain: “Nightmares In Red” *
2. Focus Three: “10000 Years Behind My Mind” *
3. The Pretty Things: “Talkin’ About The Good Times” *
4. Bamboo Shoot: “Fox Has Gone To Ground” *
5. Wild Silk: “Visions In Plaster Sky” *
6. Mark Writz: “He’s Our Dear Old Weather Man”
7. Lemon Tree: “William Chalker’s Time Machine”
8. Koobas: “Barricades” *
9. Aquarian Age: “10000 Words In A Cardboard Box” *
10. The Pretty Things: “Mr Evasion” *
11. The Executive: “Gardena Dreamer”
12. The Chances Are: “Fragile Child”
13. Ipsissimus: “Hold On”
14. Edwick Rumbold: “Shades Of Grey
15. Tomorrow: “Revolution” *

 

Vidéos :

The Brain – Nightmares In Red

 
Wild Silk: Visions In Plaster Sky 
 
 
Aquarian Age – 10000 Words In A Cardboard Box
 
 
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1 Commentaire
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Peter
Invité
Peter
10 août 2012 6 h 02 min

Petite remarque. Contrairement à ce que tu indiques, il me semble que Fripp fait partie de The Brain, qui n’a publié que ce 45 t. L’album qui suit sort sous le nom de Giles, Giles & Fripp,
c’est the cheerful insanity of … Excellent par ailleurs.

Sinon, excellent Rubble (mon préféré avec le 12) et chroniques rien moins qu’impériales.

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